René
Furstoss (photo Guy Frank, 10 février 2003)
Le 16 juin 1940, René Furstoss avait essayé de rallier les troupes françaises à Belfort, mais dut rebrousser chemin à la suite d'une attaque d'avions italiens vers Lachapelle-sous-Rougement.
Arrivé sain et sauf à la maison , je fus reçu à bras ouverts par ma mère, mes jeunes frère et sœur et ma tante Lucie, d'autant plus que les camarades obligés de nous quitter la veille après le bombardement que nous avons subi à Lachapelle, avaient laissé entendre qu'il y avait eu des victimes. C'est à ce moment que ma mère m'apprit qu'une partie de la population, dans l'expectative d'un affrontement entre soldats français et allemands, avait trouvé refuge dans les anciennes caves à bière du Bierkeller creusées à même le coteau du Hengst. Grâce à l'intervention de dernière heure du maire Tannacher, le commandant militaire français avait déplacé la ligne de défense dans la vallée de Munster. Cette décision épargna au village des combats de rue sanglants.
Je ne tardais pas à me glisser dans un lit douillet. Le lendemain matin, mardi 18 juin 1940, vers 7 heures, ma mère me réveilla et me dit : "Ils sont là !". Je sautai du lit, enfilai mon pantalon, ma chemise, et me précipitai dehors. Malheur, les voilà !
A bicyclettes, en file indienne, fusil à l'épaule, bottes bourrées de grenades à manches, chapelets de munitions pour fusils-mitrailleurs en sautoirs, ils avançaient lentement, prudemment, des deux côtés de la rue principale en direction de Munster, évitant la pente des caniveaux traîtres où coulait en permanence un filet d'eau rendant les bords visqueux et glissants pour les vélos. Malgré leurs précautions, les chutes furent nombreuses. A chaque fois les victimes lançaient un juron "Verdammte Scheisse !" (quelle merde !) et se remettaient en selle en fulminant. Ils poursuivaient leur progression tout en scrutant anxieusement les maisons et les coins de rues d'où pouvait sortir une rafale mortelle. Précaution inutile, parce que les derniers éléments de notre armée française avaient quitté le village dans la nuit.
Chez les témoins de ce défilé, de cette invasion quasi-silencieuse, les gorges de nouèrent et plus d'un essuya ses larmes d'un geste discret. Il y eut des accrochages à l'entrée de la vallée de Munster. Le village de Wihr-au-Val fut détruit par l'artillerie allemande.
Dans l'après-midi, ce fut le branle-bas : la troupe, des motards, des side-cars, des camions, des canons, furent suivis de colonnes de petits chevaux trapus et robustes portant à califourchon des coffres en osier flambants neufs, remplis de ravitaillement. Face à cet étalage de matériel, face à ces ennemis dont l'équipement contrastait singulièrement avec celui de nos malheureux soldats français, nous restions bouche bée...
Était-ce là l'indigente armée hitlérienne ? La guerre des ondes me repassait dans la tête. Les Français : "Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried, nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts !". Et le traître de Stuttgart répondait "Français ! Vous livrez vos poitrines, les Anglais les machines !". Réplique des Français : "Radio Stuttgart ment, Radio Stuttgart est allemande !".
Quelques motards casqués, lunettes en visière, bottés, vêtus de longs imperméables gris, stationnaient près du terminus de tramway qui reliait Wintzenheim à Colmar. L'un d'entre eux dévorait à pleines dents un rond entier de saucisse de viande, sans pain ; les autres fumaient des cigarettes blondes qui sentaient le tabac d'Orient. Nous les observions sans dire un mot. Nos regards étaient surtout attirés par le goinfre. Gusti (Auguste Gulli) nous dit en douce : "Wann em nùmma dïa Wùrscht ofracht im Hàls gatt stacka bliwa" (si seulement cette saucisse pouvait lui rester coincée dans la gorge !). Le teuton avait un regard globuleux, le bruit de sa mâchoire et de sa déglutition était désagréable. Le bougre devait avoir une faim de loup. Vue sa corpulence, une deuxième saucisse ne lui aurait pas fait peur !
Faisant semblant d'être repu, il esquissa un léger sourire à notre intention. Il nous fit signe d'approcher, imaginant sans doute qu'on allait le remercier, lui et la Wehrmacht, de nous avoir libérés du colonialisme français ! Il nous fit l'éloge de notre charcuterie. La leur était bonne aussi, mais devenue denrée rare. En Allemagne, tout était rationné. Il devinait notre étonnement devant son équipement et sa grosse cylindrée. "Das haben wir dem Führer zu verdanken" (nous devons ceci à notre Führer). Et il ajouta : "Dans quelques jours, la France sera vaincue, et l'Angleterre connaîtra le même sort. La guerre sera terminée dans peu de semaines". Sur ce, il enfourcha sa puissante moto et s'en alla, avec ses camarades, en direction de Munster. Avec les relents de leurs cigarettes, ils nous laissaient un sentiment de tristesse. Nous venions de prendre conscience de la véritable ampleur du drame qui se jouait. Pauvre France ! Pauvres de nous !
Source : René Furstoss, souvenirs recueillis par Guy Frank le 3 septembre 2003
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