Jean-Jacques Hirschy, ancien expert-comptable, a une mémoire intacte où sont gravés ses souvenirs de fils d’épicier à Ingersheim. Il évoque le tourment allant de décembre 1944 au 2 février 1945, marquant la fin du joug allemand. Cependant, l’après-guerre n’a pas été facile pour les enfants alsaciens dont la scolarité a été chaotique, partagée entre deux langues.
L’épicerie crémerie Hirschy avant-guerre. De gauche à droite : Emma Hirschy, maman de Jean-Jacques, Marie-Claire sa sœur et Jacques, son père.
L’épicerie crémerie du père de Jean-Jacques Hirschy se
situait au 48, rue de la République, à Ingersheim, à l’emplacement de l’actuelle
auto-école. « C’était une boutique un peu moderne, avec distributeurs de café et
moutarde, relate-t-il. Grâce à sa camionnette, papa collectait le lait et le
revendait, faisant du fromage blanc avec l’invendu. Son commerce a permis, en
outre, de soutenir les réfractaires. » Prévoyant l’enlisement du conflit, son
père avait transformé, à l’aide de poutres, la cave de la maison en bunker.
Début décembre 1944, quatre chars Panzer sont venus
stationner à Ingersheim, dont un derrière l’épicerie. Ses conducteurs venaient y
acheter des allumettes, car le soufre était rare.
« Ils ont dit à mon père que leurs communications radio
allaient être captées par les alliés installés à Kaysersberg et qu’il y aurait
certainement des tirs d’obus. Papa nous a fait dormir dans son bunker. Ma petite
sœur Marie-Claire et moi étions ravis ! Bonne idée, parce qu’un obus a enlevé le
toit durant la nuit et le lendemain, l’aviation alliée a attaqué le char qui a
brûlé avec les bonhommes dedans ! »
Sans toit, la famille a quitté Ingersheim : « Maman a
chargé un chariot à lait avec des affaires et ma sœur et moi, nous tirions à la
main une remorque de vélo. Il fallait se coucher dans les fossés à cause des
Stuka qui nous survolaient. On a mis une journée pour arriver à Wintzenheim où
la famille Kuci nous a accueillis dans sa cave (Bierkeller) où la brasserie de
Colmar stockait de la glace. J’ai revisité cette cave récemment, et les deux
voûtes ne m’ont plus semblé énormes. Ambiance de peur pour tous les réfugiés,
sous le bruit des obus, entre le charbon et les patates. Ma petite sœur a
attrapé une primo-infection pulmonaire. Des médicaments lui ont permis de
survivre. Le 8 janvier 1945, de la colline de Wintzenheim, on a vu Ingersheim brûler. »
L’épicerie des Hirschy après les bombardements de décembre 1944 et l’incendie des 7 et 8 janvier 1945 ; toute la rue de la République à Ingersheim est dévastée.
« Plus tard, on retrouvera nos bouteilles en verre totalement fondues par cet incendie. Le général Wolf s’est installé dans la cave voûtée du Bierkeller et nous en a chassés. On s’est réfugié chez mon oncle Kempf qui exploitait une ferme et une huilerie à côté de la chapelle Notre-Dame à Wintzenheim. Un prisonnier polonais, mis à disposition par l’occupant dans sa ferme, a un jour été tabassé par les Allemands, car il fumait une cigarette à la fenêtre, un dimanche. Quelle ne fut pas sa joie quand le 2 février, il a vu les premiers soldats alliés entrer dans la cour ! Il a sauté sur un char américain et n’a pas dû ménager les premiers Germains rencontrés ! », poursuit Jean-Jacques Hirschy.
Jean-Jacques Hirschy chez son oncle Émile Kempf de Wintzenheim, durant la guerre.
Ce 2 février 1945, Jean-Jacques Hirschy est allé avec son
père à Colmar voir le général de Lattre de Tassigny et Édouard Richard. La joie
était énorme, une vraie libération malgré les destructions.
Mais, en plus de l’épuration, la situation économique
devint encore plus difficile : « On a même mangé du pain de maïs… En mars, de
retour à Ingersheim, papa a mis un toit provisoire entre deux murs pour relancer
l’épicerie. Le mobilier des Israélites était mis à disposition des sinistrés
dans l’usine Lauth, à Colmar, mais quand ils sont revenus, on a dû le restituer.
Durant l’Occupation, la gouvernante du curé avait recruté quelques garçons du
village afin de leur enseigner le piano. Ce n’était qu’un prétexte : le prêtre,
qui croyait à la défaite de l’Allemagne, nous a donné des rudiments en latin et
en conjugaison française bien utiles, car l’école a vite repris. Avant l’été
1945, je suis allé au Collège moderne (actuel Victor-Hugo) et ensuite au lycée
Bartholdi. Mon prof s’appelait Westphal et a recommandé à mes parents de me
faire lire la Bible française à côté de la Bible luthérienne, pour favoriser
l’apprentissage du français et éviter d’utiliser le dictionnaire. On avait des
copains francophones qui se payaient de bonnes notes en dictée. Pour nous, les
Alsaciens, c’était peu glorieux ! »
Source : Christine Steible, L’ALSACE du 2 février 2023
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